Une policière sonne l’alarme sur le manque de financement aux services autochtones

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Isabel Mosseler

IJL – Réseau.Presse

Tribune

Lorsqu’une vidéo maintenant virale a été publiée le 12 juin, montrant la sergente Chantal Larocque, agente du Service policier Anishinabek (APS), en train de placer tous ses accessoires de police dans un seau vide portant l’étiquette Gouvernement du Canada, bien des gens en ont été estomaqués. La vidéo déclarait l’état d’urgence pour trois services de police autochtones du Nord ontarien, le Treaty Three Police Service (T3PS), l’APS et le United Chiefs and Councils of Manitoulin Anishinabe Police Service (UCCMAPS). Les trois sont à court de financement «en raison du refus de Sécurité publique Canada de négocier des accords qui fourniraient un financement adéquat pour la police des communautés autochtones,» selon l’association des chefs de police autochtones, Indigenous Police Chiefs of Ontario (IPCO).

Les chefs affirment que ce refus du gouvernement illustre son manque de respect pour ces services de police qui desservent 45 premières nations, dont celles de Nipissing et de Dokis. Les chefs sont en instance d’injonction pour demander un financement d’urgence et ils ont déposé une plainte contre le Canada pour violation des droits de l’homme. En attendant, les services sont menacés.

Chantal Larocque est devenue un visage populaire des forces de l’ordre autochtones grâce à ses vidéos en ligne sur la police de proximité, la sensibilisation des communautés et la prévention de la criminalité par l’éducation. Elle a su gagner la confiance des communautés desservies par l’APS grâce à son engagement personnel auprès de la jeunesse et sa bienveillance. Ses vidéos sont généralement positives et optimistes, ce qui rend le sombre message du 12 juin d’autant plus frappant : elle sort solennellement de sa voiture de police et laisse pendre sa radio, signalant la fin imminente de son service si rien n’est fait.

Une audience de la Cour fédérale a débuté le 14 juin, avec des présentations des deux parties.  Les policiers autochtones de toute la province, y compris la sergente Larocque, ont suivi la retransmission avec grand intérêt.  Le 15 juin, il n’y avait pas encore de conclusion. Le Canada a fait une offre de financement temporaire, fondée sur des accords antérieurs. Mais, selon l’IPCO, ce n’est pas suffisant et ce n’est pas conforme aux recommandations de la Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR). L’avocat de l’IPCO, Julian Falconer, a déclaré que les chefs ne signeraient pas une entente discriminatoire, même si le chef de police Kai Lui de T3PS a déclaré qu’il leur reste à peine assez d’argent pour fonctionner.

Les chefs affirment que certains termes de l’accord proposé limitent leur capacité à bien servir leurs communautés. Ils veulent pouvoir créer des services spéciaux, en particulier des unités canines, des unités de lutte contre le crime grave et des unités de lutte contre la violence conjugale, mais ils n’en ont pas les moyens. De plus, les conditions de financement empêchent les services de posséder leurs propres biens, ce qui restreint les investissements en infrastructure.

La sergente Chantal Larocque a invité la Tribune à visiter le poste de l’APS sur le terrain de la Première nation Nipissing, afin de constater les conditions dans lesquelles la police doit opérer. Elle souligne que le poste local est l’un des mieux équipés parmi les trois services, et il dessert seul tout le territoire de l’APS, jusqu’à Wahnapitei à deux heures de routes.

«La situation est complexe,» explique Mme Larocque. Les avocats du gouvernement ont fait valoir que les services de police autochtones pouvaient facilement accéder aux services spécialisés de la Police provinciale de l’Ontario (PPO). L’agente Larocque estime qu’il s’agit d’une fausse piste, car les services de police municipaux sont autorisés à fournir des services spécialisés, ce que l’on refuse à la police autochtone. «À mon avis, ils auraient dû dire que tous les services de l’Ontario devraient faire appel à la PPO pour les unités spécialisées et que personne ne devrait les avoir, car ce qu’ils nous disent, c’est que tout le monde peut le faire, y compris les services de police municipaux, mais que nous ne le pouvons pas. Le problème, c’est que la PPO est à bout de souffle et que, dans bon nombre de nos localités, il leur faut trop de temps pour se rendre sur place.»

Mme Larocque est particulièrement préoccupée par la violence familiale, les homicides et la drogue. «L’UCCM, en particulier, a été durement touché par le trafic de drogue et les gangs du sud de l’Ontario. …On ne peut pas demander à la PPO de venir faire tout le travail de lutte contre la criminalité. Cela n’a tout simplement pas de sens… La PPO reconnaît [cela]. Quand on regarde Ipperwash et ce qui s’est passé avec Dudley George, que dans le pire moment d’une communauté, vous faites venir une agence extérieure, c’est voué à l’échec (…). Nous disons, non, nous voulons gérer ces moments-là nous-mêmes,» dit-elle.

En ce qui a trait à l’infrastructure insuffisante, elle a voulu illustrer l’argument. «La Tribune est locale. J’aimerais beaucoup que vous veniez nous rendre visite… que vous voyiez dans quoi nous travaillons. C’est tellement embarrassant que nous en rions maintenant, mais cela alimente le racisme et cette idée que nous sommes inférieurs aux autres services de police. Il est difficile de lutter contre cela lorsque vous avez de mauvais véhicules, de mauvais locaux et que vos homologues viennent vous voir, ils vous considèrent comme inférieurs parce que vous avez moins.»

Selon Mme Larocque, l’accord proposé ne permet pas d’apporter les améliorations nécessaires à l’infrastructure. «On ne peut pas le financer. Il y a tellement de règles.  …La seule façon d’avoir une infrastructure est de l’acheter avec de l’argent. Et vous savez qui distribue l’argent… Alors comment acheter un poste de police d’un million de dollars sans pouvoir le financer ou le payer?»  

En visitant le poste de l’APS, on découvre un labyrinthe de petits bureaux nichés à l’arrière de l’école secondaire Nbising. Le poste dessert les Premières nations de Nipissing, de Dokis et de Whanipitei. L’administration se trouve dans un coin de 2 mètres avec des chaises qui se heurtent l’une à l’autre. Les bureaux traitent tout, de la vérification des casiers judiciaires aux plaintes pour environ 4 000 résidents répartis sur une vaste zone, en passant par les visites et les entretiens de toutes sortes. L’installation enfreint toutes les règles de ce que devrait être un poste de police, mais, comme le dit la sergente Larocque en riant durant sa tournée, «attendez, vous n’avez pas encore vu le pire!» 

Les deux toilettes, hommes/femmes, doivent être partagées par tous, y compris les suspects, les contrevenants et le public. «Lorsque nous prenons les empreintes digitales, nous sommes dans les toilettes, donc nous ne pouvons rien y garder… Nous ne pouvons garder aucun de nos objets personnels ici parce que des prisonniers entrent et sortent,» explique Mme Larocque.

La pièce où se trouvent les serveurs informatiques abrite également le réfrigérateur et le four à micro-ondes, avec des câbles qui passent sur le plancher parce que les serveurs tomberaient en panne si le four à micro-ondes était utilisé sur la même prise. Il n’y a pas d’eau courante dans cette cuisine improvisée. Dire que les locaux sont exigus serait un euphémisme. Les policiers et le personnel utilisent une table pliante pour manger.

Plus inquiétant encore, c’est que le poste de police est rattaché à une école, ce que la sergente Larocque juge tout à fait inacceptable. «Nous traitons des agresseurs sexuels dans une école, imaginez; pensez-y bien pendant une seconde.» Mme Larocque dit qu’elle ne veut pas comparer ces installations avec le poste très haut de gamme de la Police provinciale de l’Ontario à Cache Bay. Mais même par rapport à des installations municipales plus petites et similaires, elles sont «pathétiques», dit-elle.

«Sept policiers essaient de travailler ici [plus les civils, soit 12],» mais malgré ces défis, le personnel reste souriant et courtois. Tout le monde plaisante sur les conditions, montrant qu’il faut faire attention en se penchant sur une chaise pour éviter qu’elle ne s’effondre. Même sur une vieille table pliante, «nous avons les meilleurs repas!»

Mme Larocque le reconnaît. «Quand vous ne pouvez pas pleurer, vous riez et le meilleur de tout cela? Même les agents de la PPO ou les gens qui viennent nous voir disent que nous avons une très bonne équipe, simplement parce que nous sommes très proches les uns des autres.»

Néanmoins, le manque d’infrastructure est dangereux. «Cette pièce sert de salle d’interrogatoire, mais le problème, c’est qu’elle n’est pas très sûre.» La pièce devrait être utilisée exclusivement pour les entrevues, mais elle contient également le coffre-fort avec les tasers et d’autres équipements. «Nous avons eu des interrogatoires et des policiers attendaient d’entrer pour prendre du matériel; vous interrompez donc un interrogatoire sérieux. (…) C’est un espace ridicule et nous essayons maintenant de trouver une solution à cela.»

Si le personnel de l’APS accepte de travailler dans de telles conditions, «nous le faisons parce que cela nous tient à cœur,» dit la sergente Larocque. Mais ils ne peuvent le faire sans ressources, insiste-t-elle. Sans financement équitable, «on ne peut pas aller de l’avant. Il n’y a pas de planification de la relève. … Chaque contrat qui est renouvelé ne permet pas de se développer davantage.» Le nombre d’agents augmente et les salaires sont indexés sur le coût de la vie, mais les communautés des Premières nations sont en croissance aussi et elles ont besoin plus de services. Mme Larocque affirme que les niveaux de financement doivent refléter cette réalité, mais que le Canada joue «un jeu de chiffres.» 

«Le gouvernement nous donne beaucoup d’argent, il nous donne des agents supplémentaires. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que par rapport aux services municipaux, à la police provinciale et à la GRC, nous manquons cruellement de personnel, laissant parfois les communautés sans réponse pendant deux à trois heures pour un appel d’urgence. C’est ce qu’ils ne partagent pas… Nous sommes en sous-effectif chronique depuis des années… Pendant des années, notre salaire était inférieur à celui des autres policiers. Nous avons dû nous adresser aux Droits de l’homme pour obtenir un salaire égal.»

Mme Larocque précise que la province de l’Ontario assume ses responsabilités et paie sa part sans rechigner. «La province et la PPO savent qu’il en coûterait beaucoup plus cher de maintenir l’ordre dans les zones que nous desservons, par rapport à ce que nous coûtons. L’Ontario ne discute pas,» dit-elle. «Il ne faut pas oublier que nous sommes sous-financés depuis 1994, à peu près. Tout l’argent qui a été économisé, 20 000$ à 30 000$ par agent» sur plusieurs années, avant que l’équité salariale ne soit statuée.

En ce qui concerne sa vidéo annonçant l’état d’urgence, ce sont les trois chefs de police qui lui ont demandé de produire une représentation visuelle de ce à quoi ils sont confrontés.  «C’est beaucoup de pression, pour trouver une idée qui reflète ce que nous ressentons et ce qui se passe.» Elle a pensé à son insigne de police, en velcro, arraché à son uniforme. «J’ai eu l’impression qu’ils étaient en train de le faire. C’était mon premier sentiment, nous dépouiller de notre capacité à fonctionner et à remplir nos devoirs envers la communauté,» décrit-elle. Elle voulait un réceptacle, comme un seau à ordures. «Le seau à ordures représente le gouvernement qui me prive de ma capacité à faire ce travail, de mon identité et de notre culture.»

Certains spectateurs de la vidéo ont été troublés par le fait qu’elle mette à la poubelle une tresse d’herbes sacrées, mais c’était justement symbolique de la culture autochtone trahie. «Nous voulions quelque chose de culturel sans que ce soit trop. Le problème, c’est que nous sommes censés être sensibles à la culture, et suivre les recommandations de la Commission de la vérité et de la réconciliation, mais le gouvernement […] va à l’encontre de ce principe en ne laissant pas les communautés autochtones gérer leurs propres services.»

Selon Mme Larocque, le gouvernement fédéral manipule pour garder le contrôle, et c’est la raison pour laquelle l’IPCO a été créé. «Cela n’est jamais arrivé aux services de police non autochtones dans l’histoire du maintien de l’ordre. Cela n’arrive qu’aux services de police autochtones parce qu’ils sont gérés dans le cadre d’un programme administré par le gouvernement fédéral,» de conclure l’agente.

La dernière vidéo de la sergente Larocque peut être visionnée sur la page Facebook de l’APS à l’adresse suivante : https://fb.watch/lhpcSs0GSb/

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